Sartre, Huis clos, scène 5 de « Qu’est-ce
que vous avez ? » (p.44) à
« tu me diras : tu » (p.48)
Comment cette scène
du miroir révèle-t-elle des rapports de force infernaux ?
Caractérisation et situation de
la scène : Si précédemment Garcin et Estelle paraissaient liés face à Ines
seule, c’est désormais Garcin qui reste seul. Les trois personnages ont fait un
pacte : chacun reste chez lui (chacun son canapé) et personne ne s’adresse
la parole. De cette manière, personne ne sera le bourreau de personne, ils
fuient la réalité pour ne pas souffrir. Mais Estelle rompt le silence pour
manifester son envie de se regarder dans un miroir. Débute alors une scène de
séduction : en effet Inès séduit Estelle qui tente de séduire Garcin è Scène dynamique,
enchaînement rapide, rapports de force.
è
Estelle, un personnage qui vit dans le paraître : découverte d’un
personnage superficiel. La situation nous révèle cette superficialité.
-
Elle
rompt le pacte de silence pour exprimer son désarroi sans miroir :
« quand je ne me vois pas […] je me demande si j’existe ». En effet
juste avant une didascalie nous indique qu’E a manqué de s’évanouir.
-
Le miroir fait l’objet ensuite d’un long
récit : E insiste sur les « grandes glaces » qu’il y avait chez
elle et le vocabulaire de la vue semble envahir le récit (verbes voir
regarder refléter répétés).
L’obsession est marquée par la répétition immédiate de la phrase « Je les
vois. Je les vois. ». Cette obsession est accentuée par la
personnification de l’objet « elles ne me voient pas » qui montre
l’importance qu’E donne au miroir.
-
La seule préoccupation d’E en enfer est son
rouge à lèvre. La chute du récit est marquée par la didascalie Avec désespoir introduisant
l’exclamation « Mon Rouge ! ». On note un réel contraste entre
les deux, rappelé par le pléonasme « toute l’éternité » marquant le
terrible malheur d’E.
C// E. vit dans le paraître
è
L’obsession du miroir : le
miroir est pour Estelle un objet rassurant et surtout un besoin dans son
existence.
-
Un besoin
o
Le besoin de se regarder que manifeste E dans
cette scène nous montre surtout le besoin qu’elle a d’être regardée (c’est le
regard d’autrui qui importe) : E. interpelle les deux autres personnages
dans le but d’être regardée (« Est-ce que j’ai bien mis mon
rouge ? » à Inès « Monsieur nous ne vous ennuyons pas
trop ? » à Garcin) et manifeste l’importance de leur regard en
affirmant « heureusement que personne ne m’a vue » (adverbe en
décalage avec l’enfer…)
o
Estelle veut paraître ce qu’elle souhaite. Son
image est une obsession : « aussi bien que », « c’est
bien », « tu me jures que c’est bien ? », « mais vous
avez du goût ? » (répétition)
o
Un objet rassurant car elle peut choisir son
image, la déformer, l’améliorer : « mon image … apprivoisée »,
« je la connaissais si bien ». L’image est personnifiée // Narcisse.
-
Le doute de l’existence :
o
Ce besoin devient vital « je me demande si
j’existe pour de vrai. »
o
Sans se voir, elle doute de son existence, d’où
le vocabulaire de l’absence, de la perte (« vide »,
« sans », négations aux répliques 2 et 4, restrictions « ne
plus ») et la perte de conscience sans miroir (« si vague »,
« ça m’endort », « Un
temps » = elle semble peu à peu s’effacer, perdre conscience d’elle-même.
C// L’image qu’E se donne ne lui correspond pas, à elle-même. Le
paraître et l’image ne sont pas preuves d’existence
è
Le miroir, un objet absent qui anime un triangle infernal : les rapports
de force se dessinent (traditionnellement triangle amoureux mais ici, triangle
infernal)
-
Estelle veut le regard d’un homme : Garcin
mais celui-là s’en moque : « Indique
Garcin », « se tourne vers
Garcin », « Monsieur ! Monsieur ! », « elle jette un coup d’œil à G. ».
La gestuelle nous indique bien une tentative de séduire Garcin mais
celui-ci « ne répond pas ».
-
Inès devient alors volontairement objet pour
séduire Estelle, commence une scène de séduction. Inès a le pouvoir sur E. qui
obéit.
o
Elle séduit : elle l’invite (« Venez,
je vous invite chez moi »), la rassure « est-ce que j’ai l’air de
vouloir vous faire du mal ? », se l’accapare « Ne nous occupons
pas de lui », tente de s’en rapprocher « puisqu’il faut souffrir,
autant que ce soit par toi », « Approche-toi. Encore »,
« nous sommes seules », « tu ne veux pas qu’on se tutoie »,
et la flatte « Tu es belle », « c’est mieux ».
o
Pour cela, elle se réduit à l’état d’objet:
« Voulez-vous que je vous serve de miroir ? »
(utilité), « Aucun miroir ne sera plus fidèle »,
« Interroge-moi ».
-
Inès est rejetée et chosifiée par Estelle :
pendant qu’I. la séduit, E. se préoccupe de G., essaie de fuir (« comme pour appeler à l’aide »).
Mais finalement, le rejet est visible dans l’utilité qu’a E. d’I. Inès n’est
qu’un miroir : « Est-ce que j’ai bien mis mon rouge ? »,
« Aussi bien que tout à l’heure ? », « Et c’est bien ? »,
« Tu me jures ? ». C’est aux répliques de séduction, qu’Estelle
répond par ces interrogations => l’enchaînement des répliques n’est pas
logique.
-
Inès se venge alors en voulant posséder Estelle,
pour cela elle déforme son image, la juge, la transforme. Comme Estelle ne vit
que pour son image, c’est bien tout son être qu’elle pense déformé :
o
Déforme : « C’est mieux, Plus lourd.
Plus cruel. Ta bouche d’enfer. » Inès a transformé Estelle à son goût, les
adverbes accentués par la répétition montrent bien la différence, la
déformation. « Lourd », « cruel » et « enfer » ne
sont pas des mots correspondant à Estelle.
o
Juge : « Fais voir. Pas trop bien ».
o
Se venge avec du chantage ou en suscitant la
souffrance :
§
Quand Estelle refuse de tutoyer Inès, cette
dernière se venge « Une plaque rouge ?» => Estelle réagit
violemment sursautant « Quelle
horreur ! » => « Il n’y a pas de rougeur »
§
S’en suit la menace : « Je suis le
miroir aux alouettes », « je te tiens », « si le miroir se
mettait à mentir ? », « il faut que je te regarde mais tu me
diras : tu. »
è L’autre, un miroir = situation qui
représente une partie de la théorie existentialiste
-
Le regard de l’autre nous fait douter, nous
déstabilise car il déforme, renvoie une image négative (« pas trop
bien »), juge. Son jugement ne correspond pas forcément à ce que l’on veut
être (pour ceux qui vivent dans le déni, la mauvaise foi ou le paraître comme
Estelle) ou à ce que l’on est (lorsque c’est l’autre qui est de mauvaise foi
« Plaque rouge »).
-
La liberté de l’autre peut effrayer ou être un
danger : effrayer car on ne peut pas modifier l’image renvoyée (« Ta
bouche d’enfer ») et être un danger car il peut nous posséder (« Tu
es mon alouette ») ou tenter de nous altérer (« plaque rouge »).
-
Se connaître par l’autre : l’autre est un
besoin car il permet de mieux se connaître. Nos réactions, nos émotions, nos
sentiments naissent dans le rapport à autrui. C’est l’autre qui nous renvoie
une image de nous-même. Estelle se découvre « fascinée » par Inès,
retrouve ses émotions naturelles grâce à elle « vivement », découvre
son attirance pour Garcin « jette un regard à G ».
-
L’autre nous prouve aussi notre existence.
Estelle ne se sentait plus comme conscience, ne se sentait plus existée sans
miroir ni regard de l’autre, mais c’est dans le rapport à Inès, qu’elle
retrouve sa pleine conscience, cela se voit dans ses émotions (elle n’est plus
vide) : didascalies fascinée,
vivement…
A remarquer selon les questions :
-
Toutes les répétitions d’Estelle marquant ses
émotions, son obsession
-
L’enchaînement des répliques : ou elles ne
se répondent pas au niveau du sens (= « I : Tu ne veux pas qu’on se
tutoie » E : « Tu me jures que c’est bien ? » = Inès
ou Estelle prend le pouvoir sur l’autre) ou se répondent parfaitement (=
enchaînement linguistique = «I : une plaque rouge E : « une plaque
rouge ? » = Estelle et Inès retrouvent un ordre, un rapport un
peu plus saint)
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