LA 12 « Ha, seigneur dieu, que de grâces
écloses »
Les Amours sont des recueils
poétiques de Ronsard, poète de la Renaissance (XVIe). Le poète de la Pléiade y
célèbre trois femmes : Cassandre, Marie et Hélène. On y retrouve alors ses plus
célèbres sonnets, inspirés de Pétrarque, mais qui ne manquant pas de
singularité. Le troisième sonnet (sonnet marotique en décasyllabes) des
Amours de 1553 « Ha seigneur dieu que de grâces
écloses » est un blason faisant l’éloge de la poitrine d’une femme. S’inscrivant
dans la tradition du blason (après Marot notamment), c’est avec un ton badin
que le poète transforme par les mots cette poitrine en un véritable paysage
féminin. Il s’approprie une forme à la mode pour révéler son véritable talent
poétique. Mais comment le poète manifeste-t-il sa virtuosité dans ce
poème ?
I.
Un
lyrisme érotique
a. Les émotions et les désirs du poète
- Le « je » poétique exprime clairement ses souhaits
et ses désirs.
- Modalité affective (le verbe vouloir du vers 13, l’exclamation du
vers 11 « que ne suis-je puce !» et le conditionnel « tous les
jours je mordrais » = accentués par l’allitération en m au vers 5.
- La vivacité des émotions : apostrophes et interjections
(« Ha », « Hé », « Seigneur Dieu »).
- Manifestation de son désir
érotique, plaisir des sens :- l’hyperbole/pléonasme « je me
transforme en cent métamorphoses/ Quand je te vois » exprime l’effet de
l’objet poétique sur le poète - le poète voudrait être une petite puce pour se
promener sur cette poitrine - le désir sensuel est cette fois explicite :
« la baisotant […] je mordrais/Ses beaux tétins ».
b.
L’éloge,
marquant la subjectivité
Le discours poétique caractérise de manière méliorative la poitrine
(« grâces écloses », suffixes « verdelet »,
« nouvelet », « jumelet »).
La vision subjective du poète est
dès lors visible dans sa manière de poétiser le sein de la femme : « sein
verdelet », « deux gazons de lait », « petit mont jumelet »,
« rosier nouvelet ». Grâce aux métaphores, la poitrine devient un
véritable paysage.
c.
La
nature enchantée
Le poète enchante le monde (comme Orphée enchantait la nature avec sa
lyre) : « enflent le rond de deux gazons de lait » (verbe enfler), personnification qui anime
l’objet « qui bienveigne de ses roses » (=souhaiter la bienvenue),
« de grâces écloses ». La nature prend vie, se meut =mouvements.
d.
La
musicalité
L’enchantement est également musical : * rime équivoquée = rime
construite sur un jeu de mot (verdelet//de lait), * écho sonore dans un même vers (jardin//sein,
rond//gazons), * paronomase
(écloses//encloses)=analogie phonétique, * série de rimes riches car plus de
trois sons rimant (jumelet//nouvelet ; écloses//encloses…, * allitérations
en m – rythmes => binaires ( vers 2 : 4/3/3 – vers 3 : 4/4/2.
II.
Le
jeu du blason : le poète réinvente le blason et nous montre son talent
a. Le mélange des registres
Le poète manifeste clairement son
habileté technique et son originalité en mêlant différents registres et
tons : un ton badin – lyrisme (paysage, métaphore
traditionnelle de la rose (beauté et fragilité)) -- héroïcomique (sujet bas (le sein) dans un style élevé « Si Europe… Jupiter») --
burlesque (reprise
parodique d’un modèle littéraire (le blason) dans un registre bas « la
baisotant », « tous les jours je mordrais ses beaux tétins »)
b. Culture antique de la Pléiade
Le poète est fidèle à la Pléiade
qui durant la Renaissance prône une poésie plus savante, digne de la culture
antique.
Erudition : -- « métamorphoses » (cf. Métamorphoses, d’Ovide=œuvre
antique), -- « Europe » et
« Jupiter » (cf. mythe, Jupiter se transforme en taureau pour
échapper à sa femme Héra et charmer Europe. Il l’emmène pour lui faire trois
enfants), -- « Amours » et « flèches » rappellent Eros (=
Cupidon).
c. L’humour
Ronsard ne manque pas non plus
d’introduire de l’humour dans cet éloge : syllepse (=un mot est utilisé dans ses différents sens) « Hé que ne
suis-je puce ! » (il voudrait
être une puce pour être au plus près du sein et se balader dans ce paysage +
ancienne expression avoir puce à l’oreille= avoir du désir sexuel) – « je voudrais que rechanger en
homme je me pusse » = but sexuel implicite – « Jupiter […] je te
pardonne » (le poète pardonne un dieu).
III.
Le
pouvoir du langage poétique => l’art de la métamorphose
a. Un paysage poétique
Par sa poésie, le poète transforme le sein en un véritable paysage
poétique : deux images, celle du mont et celle du rosier. Il nous donne à voir le monde
autrement, pourvu de formes (« rond », « mont »), de
couleurs (« roses », « verdelet »), et de musique (échos).
b. Le pouvoir poétique
Le poète se métamorphose lui-même pour se projeter dans ce paysage
enchanté : « Je me transforme », « suis-je puce »,
« rechanger en homme je me pusse » => Grâce à la poésie, le poète
peut se métamorphoser, se projeter….
c. Abondance et redondances
L’écriture même du poème se meut à l’image de la rondeur
sensuelle et semble dessiner des courbes: les redondances (sonorités,
pléonasmes => abondance, chair), la
rondeur (rimes embrassées, « écloses//encloses »= 1e
strophe cyclique => sensualité), la douceur (assonances on, in).
Pour conclure, Ronsard
s’essaye à la tradition du blason comme beaucoup de poètes de la Renaissance.
Le poète se met en scène dans un lyrisme érotique qui enchante et érotise
l’objet trivial. Ronsard se prend au jeu avec humour sans oublier de marquer
son poème des enjeux de sa poésie : l’érudition et le pouvoir du langage.
S’il transforme le blason type, il transfigure également le monde par les mots,
par le langage poétique. Ce sonnet manifeste toute la virtuosité du poète.
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